La loi sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017 a connu un fort retentissement dans le monde juridique.
Elle a pour but de prévenir les risques d’impacts graves aux droits humains, à la santé, à la sécurité des personnes et à l’environnement qui résultent des activités tant de la multinationale et de ses filiales, mais également de ses fournisseurs et sous-traitants : l’entrée en vigueur de cette loi a ainsi permis d’engager des poursuites civiles à l’encontre des sociétés mères notamment.
Bien que le cadre législatif français soit précurseur, il en est néanmoins perfectible, et l’actualité, particulièrement riche, a mis en lumière ces nombreuses zones d’ombres.
- Devoir de vigilance et conflit armé
Le conflit entre l’Ukraine et la Russie, ayant ébranlé la scène internationale, a également dévoilé une première faille : la loi sur le devoir de vigilance est silencieuse sur la question des conflits armés.
En effet, le 14 mars 2022, la société TotalEnergies a été mis en demeure par les ONG Greenpeace France et Les Amis de la Terre France, qui estiment qu’en maintenant les différents projets pétro-gaziers en Russie et ses relations avec Novatek, entreprise de gaz russe, le groupe contribue au financement de la guerre et aux violations des droits humains.
Considérant le plan de vigilance de la société « particulièrement incomplet et insuffisant », les ONG lui donnent un délai de 3 mois afin de le réviser.
Le 22 mars 2022, c’était au tour des entreprises Orano et EDF d’être mises en demeure au regard de l’article L.225-102-4 du Code de commerce pour leurs relations commerciales avec Rosatom, entreprise publique russe œuvrant dans le secteur du nucléaire : elles contribueraient ainsi aux violations des droits humains commises par Vladimir Poutine, ainsi qu’aux atteintes à la sûreté et sécurité nucléaire au niveau international, européen, et national.
Bien que le secteur de l’énergie ne soit pas concerné pour le moment par les sanctions européennes contre la Russie, Greenpeace estime toutefois que les entreprises se doivent de respecter la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance.
Ces mises en demeure sont le parfait exemple de la limite de la loi sur le devoir de vigilance, puisque la question des conflits armés n’apparaît pas explicitement dans la loi, ni même dans ses travaux préparatoires. Si l’Etat français ne peut pas obliger TotalEnergies, Orano ou EDF à quitter la Russie, il n’empêche tout de même que leur maintien sur le territoire Caucasien apporte une aide, même indirecte, à l’effort de guerre russe.
Cela est-il pour autant suffisant pour constituer une violation du devoir de vigilance ?
Face à l’absence de précédent, il reviendra au juge de tracer les contours de son champ d’application dans les situations de conflits telle qu’actuelle, en admettant – ou non – la mise en demeure formulée par les ONG.
- Les futurs évolutions du devoir de vigilance : vers le temps de l’efficacité ?
En parallèle, le devoir de vigilance va évoluer, tant au niveau national qu’européen.
En droit interne, certaines solutions ont commencé à émerger pour remédier à ces fragilités.
A ce titre, il est intéressant d’évoquer la proposition de loi du député Philippe Latombe du 11 janvier 2022 “pour une éthique responsable des affaires”, qui a pour objectif de créer un nouveau cas de responsabilité civile ayant le but de prévenir et de sanctionner les entreprises qui ne respecteraient pas concrètement les règles induites par le corpus législatif français et l’éthique des affaires.
Les réformes réalisées ces 20 dernières années au nom de la responsabilité sociale des entreprises, bien qu’importantes et innovatrices, ne sont toutefois pas suffisantes. Le député Philippe Latombe estime que bien que la déclaration de performance extra-financière, l’établissement d’un plan anti-corruption et d’un plan de vigilance, ainsi que l’article 1833 du Code civil, soient des outils notables, ils ont néanmoins un domaine limité et une portée incertaine. La création d’un nouveau cas de responsabilité civile des entreprises permettrait ainsi de résorber les incertitudes liées à la transposition de la démarche RSE dans la loi.
Cette nouvelle responsabilité s’appliquerait à toute entreprise, peu importe leur modèle économique et leur forme juridique : pour la première fois, la proposition permettrait à la loi de reconnaître l’entreprise en tant que structure économique, permettant ainsi de se dispenser d’enrichir le Code civil d’un nouveau cas de responsabilité du fait d’autrui – qui serait inutile. La flexibilité du concept d’entreprise pourrait ainsi englober de nombreuses infractions, sans être limité par le droit.
Puisque toute responsabilité exige une faute, la proposition érige la faute de cette nouvelle forme de responsabilité comme une atteinte aux lois et à l’éthique des affaires résultant de l’exercice d’une activité économique. Comme pour la loi sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017, l’idée d’une responsabilité objective et de plein droit doit être exclue. Autrement dit, il s’agirait ici d’intégrer une injonction comportementale visant à faire respecter l’intérêt général.
Enfin, cette proposition garantit un véritable droit à réparation aux victimes, en particulier via une option de compétence au profit des juridictions françaises. Etant donné que la loi de 2017 n’a pas répondu aux questions d’extranéité, la solution était renvoyée à l’application du droit international privé : mais face aux critiques et à son inefficacité – du règlement « Rome II » du 11 janvier 2009 notamment –, la proposition de loi a souhaité éclaircir ce point, et garantir un véritable accès des victimes à la justice.
Cette proposition a été renvoyée à la commission des lois.
En parallèle, alors que la directive européenne sur le devoir de vigilance n’est encore qu’au stade de projet, certains espoirs sont nourris sur l’intégration d’un pan du droit international à ces normes, pour empêcher de se cacher derrière le flou juridique de « l’atteinte aux droits humains ».
La notion de devoir de vigilance avait été évoquée dans certains textes internationaux, émanant notamment de l’OCDE et des Nations Unies, mais cette forme de soft law a indéniablement ses limites : c’est pourquoi, la Commission européenne a publié sa proposition de directive sur le devoir de vigilance le 23 février 2022, qui pourrait pallier quelques imprécisions du texte français. La Commission Européenne a adopté une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.
Les nouvelles règles s’appliqueront :
- A toutes les sociétés à responsabilité limitée de l’UE de grande taille, ayant un pouvoir économique important (employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d’affaires net supérieur à 150 millions d’euros à l’échelle mondiale)
- Aux autres sociétés à responsabilité limitée exerçant des activités dans des secteurs à fort impact, définis, qui n’atteignent pas les seuils du groupe 1 (mais qui emploient plus de 250 personnes, et réalisent un chiffre d’affaire net de minimum 40 millions d’euros à l’échelle mondiale)
- Ce projet de directive signifie une protection plus effective des droits de l’Homme. Les entreprises du groupe 1 devront par ailleurs disposer d’un plan leur permettant de garantir que leur stratégie commerciale est compatible avec la limitation du réchauffement climatique à 1,5°C, conformément à l’accord de Paris.
Une autorité administrative nationale désignée par chacun des États membres serait chargée de contrôler le respect de ces nouvelles règles, et pourrait infliger des amendes en cas d’infraction, selon un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé par la contrevenante.
Ensuite, les victimes auraient la possibilité d’intenter une action en responsabilité civile pour les dommages occasionnés qui auraient pu être évités grâce à des mesures de vigilance appropriées.
Enfin, la mise en œuvre du devoir de vigilance constituerait une pleine composante de l’obligation des dirigeants sociaux d’agir dans l’intérêt social de l’entreprise concernée, de sorte que leur responsabilité personnelle pourrait également être mise en cause à ce titre.
Malgré ses efforts substantiels fournis par la Commission, plusieurs interrogations demeurent : en particulier, la notion d’ « incidences négatives » – équivalent d’ « atteintes graves » dans la version française – a été définie par référence à une annexe qui liste la nature des violations à appréhender, ainsi que les normes de référence en matière de droits de l’homme et d’environnement.
Si un tel travail peut être loué, il n’en demeure pas moins que cette définition reste particulièrement vaste, propice à générer davantage d’insécurité juridique que de solutions claires et concrètes.
Au regard de l’article 294 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, cette proposition sera soumise aux deux branches de l’autorité législative, à savoir le Parlement et le Conseil Européen.
Une fois adoptée définitivement, cette directive appellera un acte de transposition en droit interne, qui déterminera la date de la pleine application pour les entreprises françaises.
Toutefois, il faut s’attendre à des négociations difficiles et prolongées, car sont peu nombreux les Etats membres à disposer de règles nationales en la matière – ajouté à cela que malgré le caractère précurseur de la loi de 2017, les professionnels du droit ne disposent pas encore de suffisamment de recul pour en tirer les bonnes conclusions.
Sommes toutes, si l’avenir du devoir de vigilance est prometteur, il n’en demeure pas moins incertain.
- Respect des Droits fondamentaux et “pratiques commerciales trompeuses”
Si le Juge judiciaire est sollicité pour apprécier a priori les efforts faits par les entreprises pour préserver les droits humains fondamentaux, il peut aussi l’être a posteriori.
Sur ce point, il sera rappelé que les associations n’hésitent pas à saisir le Juge répressif de différents délits, et notamment celui de pratique commercial trompeuse.
Sur ce point il sera rappelé l’irrecevabilité de la plainte des ONG Sherpa et ActionAid contre Samsung pour pratiques commerciales trompeuses, prononcée par la Cour de cassation le 29 mars 2022.
Les juges d’appel avaient considéré la plainte irrecevable, en ce que les ONG ne pouvaient agir sur le fondement de pratique commerciale trompeuse, étant donné qu’elles ne disposaient pas de l’agrément nécessaire en matière de droit de la consommation.
Pour mémoire, Samsung est mise en cause par de nombreux rapports d’associations pour atteintes graves aux droits des ouvriers dans leurs usines en Chine, Corée du Sud, et Vietnam : les travailleurs feraient face à des risques graves pour leurs santé en raison de leur exposition chronique aux produits chimiques, l’entreprise embaucherait des enfants de moins de 16 ans, et les conditions de travail et d’hébergement seraient incompatibles avec la dignité humaine.
Les associations ont dès lors considéré que la dissonance entre les engagements éthiques du groupe d’électroniques et la réalité des conditions de travail étaient constitutifs de pratique commerciale trompeuse, en ce que la stratégie commerciale relevait de « blanchiment d’image » – dit « fairwashing ».
Le 30 mars, l’association Sherpa a publié un communiqué indiquant que cette décision ne faisait « que conforter les multinationales dans la possibilité de tirer profit, sans trop d’inquiétude, de campagnes de marketing RSE concernant des engagements éthiques qu’elles ne respectent pas en pratique ».
Une autre plainte pour pratiques commerciales trompeuses avait été déposée en septembre 2020 par l’UFC-Que choisir contre la filiale française de Samsung Electronics devant le tribunal judiciaire de Paris, mais cette dernière n’a pas encore fait l’objet d’une décision de justice.
Ces deux exemples sont des parfaites illustrations de la nécessité de la prise de conscience du législateur de son travail encore inachevé.